Tribune des Dégommeuses dans la presse espagnole

Suite aux événements du Parc des Princes, Les Dégommeuses ont publié cette tribune dans le magazine féministe Pikara. Voici le texte en français.

Se Acabo, en Espagne et dans le monde entier ! 

On n’arrête de pas de le répéter : la coupe du Monde de foot féminin 2023 qui a sacré l’Espagne championne du monde est de loin l’événement sportif le plus queer, féministe, révolutionnaire et anti-impérialiste qu’on ait eu la chance de vivre depuis des années. Ce tournoi désormais légendaire représente un tournant historique, non seulement grâce à son bouillonnement sportif et à l’extraordinaire qualité de jeu qui nous a été offerte par les trente-deux équipes en liste, en bonne partie en provenance de ce qu’on appelle le « u Sud global », mais évidemment aussi grâce à la portée politique du “me too”  initié par Jenni Hermoso et ses camarades en réaction à l’affaire Rubiales. Un moment qui va déterminer le début de la fin de la toute-puissance patriarcale dans le foot.

C’est donc regonflé.es à bloc et puisant notre énergie dans l’extraordinaire force collective des joueuses espagnoles que nous, Les Dégommeuses*, avons décidé, le 1er octobre dernier, de nous rendre au mythique stade de parisien “Le Parc de Prince” et de manifester notre soutien à Jenni Hermoso mais aussi à Kadidiatou Diani, ancienne joueuse du PSG aujourd’hui en poste à l’Olympique de Lyon, qui a porté plainte contre son ancien entraîneur au Paris Saint-Germain pour agression sexuelle. Nous savions que notre banderole, sur laquelle on pouvait lire “Jenni, Kadi: on vous croit. #SeAcabó” ne passerait pas inaperçue et qu’elle serait probablement confisquée, mais nous étions loin d’imaginer le déchaînement de violence du service d’ordre : des menaces de contrôle d’identité et d’exclusion du stade, des poignets tordus, des coups, des tentatives de déloger les membres de notre association de façon très brutale.

Cette réaction disproportionnée révèle la résistance généralisée du vieux monde masculin qui  ne supporte pas de voir sa domination remise en cause : avant de se faire éjecter, Rubiales et Vilda ont essayé aussi de repousser leur déchéance avec des techniques bien connues, telles que la manipulation de la vérité, la tentative de reporter la faute sur les victimes et la convocation de la solidarité sans faille de leurs pairs. La violence que nous avons subie au Parc des Princes n’est au fond qu’une autre des techniques que les hommes utilisent pour  réduire la parole des femmes au silence et les empêcher de dénoncer les abus subis.

Cette réaction révèle néanmoins également des particularités bien françaises. En France plus qu’ailleurs, en effet, la parole politique est bannie des terrains sportifs au nom d’une certaine rhétorique universaliste. Le spectacle du foot ne doit pas être dérangé par des propos féministes ou antiracistes  et, de toute façon, toute prise de position minoritaire est considérée comme une menace potentielle pour l’Union Nationale. Ce n’est pas un hasard si l’Equipe de France de football est l’une de celles où il y a le moins de lesbiennes “out” de tout le circuit international: il faut éviter de dire qu’on est lesbiennes, comme il faut faire semblant que la République française ne fait pas différence entre Noirs et Blancs, et qu’il n’y pas de problèmes de violences sexistes et sexuelles dans le sport. Cela permet de perpétuer les dominations de genre, de race et de classe, en présentant comme seule parole raisonnable et légitime la parole des représentants de l’ordre dominant (grosso modo celle dles hommes blancs de plus de 40 ans bien éduqués et bien lotis) et en rendant invisible (donc acceptable) ladite domination, puisque celle-ci est présentée comme naturelle. Ainsi, pour contrer ces mécanismes et initier véritablement une lutte éclairée contre les discriminations, il faut d’abord identifier la parole de la classe dominante comme une parole particulière, porteuse d’intérêts propres, et non comme une parole « universelle ». Puis, il faut semer des grains de sable pour gripper la machine hétérosexiste et raciste qui écrase tout sur ton passage.

Or, c’est bien ce qui est en train de se produire, sous l’impulsion des Jenni et des autres. En France aussi, malgré les résistances, l’architecture du virilisme ancestral tremble et alors que jusqu’à présent les footballeuses restaient à la traîne d’autres disciplines, il semblerait qu’un vent de révolte se lève enfin. Des femmes dénoncent des agressions sexuelles, comme Kadi Diani. D’autres, comme les Hijabeuses, se battent pour avoir le droit de jouer en portant le foulard (il faut rappeler que la France est l’un des seuls pays au monde qui ne respecte pas ni règlement de la FIFA ni le règlement olympique en ne laissant pas aux joueuses la liberté de choisir leur tenue sportive). D’autres encore font leur coming-out, comme la gardienne de buts Pauline Peyraud-Magnin.

Ce qui a fait la force du soulèvement féministe qui a suivi l’affaire Rubiales, c’ est avant tout la solidarité internationale qui a suivi les déclarations de Jenni: des dizaines de joueuses espagnoles ont confirmé qu’elles ne reviendraient pas en équipe nationale si des réformes structurelles n’étaient pas apportées, des équipes nationales entières (l’Allemagne et l’Angleterre entre autres) ont publié des communiqués de soutien, des coaches comme Sarina Wiegman ont dédié leurs trophées aux joueuses de la Roja. A notre petite échelle, c’est auxà nos héroïnes espagnoles que nous avons pensé lorsque nous avons déployé notre banderole au Parc des Princes.

Nous continuerons à  nous battre, avec des milliers d’autres, tant que les joueuses des équipes nationales de Zambie, de Sierra Leone, d’Haïti – qui ont toutes dénoncé des violences de la part de leurs coaches – ne pourront pas jouer à l’abri des violences.  Nous lutterons encore et encore pour que chaque joueuse lesbienne, chaque personne trans, puisse assouvir sa passion du ballon rond sans avoir à donner des gages de réassurance sur sa féminité. Nous serons aux côtés de celles qui veulent jouer avec un Hijab comme de toutes celles réclament une égalité de traitement avec les joueurs masculins. Gare aux dirigeants du foot du monde entier. Nous ne nous arrêterons pas. S’il faut faire tomber Infantino pour être entendues, on s’y attaquera. Ici, ailleurs, partout : se acabó.